Lorsque je sortis de la gare, il n’était pas encore vingt-heures et le soleil n’était pas totalement couché en cette fin de mois de novembre. Je longeai les côtes, les derniers rayons éclairant une mer de feu. Je m’arrêtai quelques instants sur la plage pour contempler cette grande étendue d’eau.
Depuis toute petite, j’aimais rester tard le soir sur cette plage pour regarder avec mon père et ma mère le soleil sombrer dans l’océan et cela faisait un petit bout de temps déjà que je n’étais pas venue ici. Voir ce paysage, écouter le son des vagues s’échouant sur le sable fin, sentir le vent frais sur ma peau, tout cela me rendait nostalgique.
Je me posai alors cette question : tentais-je de rendre le sourire à mon père pour qu’il soit heureux à nouveau, ou bien alors faisais-je cela pour être heureuse ?
Certainement un peu des deux, même si à l’époque je n’avais aucune réponse à ma question.
Je franchis la porte du manoir vers vingt heures et je fus agréablement surprise en sentant une bonne odeur de cuisine émaner de la salle à manger. Je pensai tout d’abord que ce n’était que tante Nagisa qui s’occupait de mon père comme je lui avais demandé, mais la personne se trouvant derrière les fourneaux était quelqu’un d’autre : une femme aux cheveux courts et aussi noirs que les miens. Lorsqu’elle se retourna, je reconnus immédiatement son visage rond et sans ride, ce nez fin et ces grands yeux ébène.
-Tante Marie ; m’exclamai-je, heureuse et surprise en même temps.
-Ah Iori, te voilà, tu arrives pile à l’heure pour le dîner, c’est parfait !
Je penchai la tête sur le côté, surprise autant par sa réaction que par le fait qu’elle soit chez moi. En me voyant faire cette tête, elle éclata de rire et posa un plat sur la table.
-Ne fais pas cette tête Iori, je suis simplement de passage et j’en ai profité pour aider un peu ton bon à rien de père ; me répondit-elle toujours en souriant.
Au même moment, mon père entra dans la salle à manger, intrigué par tout ce vacarme et fit un bond de trois mètres en arrière lorsqu’il vit sa sœur avec moi.
-Qu’est-ce que…Tenta-t-il de dire avant de se faire interrompre.
-Et bien, tu m’as l’air en meilleure forme que la dernière fois qu’on s’est vu, je constate que Iori a fait du bon travail avec toi !
-Quand…es-tu entrée ? Et surtout, qu’est-ce que tu fabriques ici ? Et Iori est de retour ? Depuis quand ?
-Tss, tss, trop de question en une fois, ça me donne mal à la tête ; râla ma tante en s’asseyant et commençant à se servir de pâtes qu’elle avait déposées sur la table.
Je regardai mon père dans les yeux, aussi déconcertée que lui mais ma tante faisait comme si de rien n’était et continuait à se servir en viande, prit un peu de vin rouge et entama son assiette.
-Si vous ne venez pas, il n’y aura plus rien pour vous ; déclara cette dernière en avalant un morceau de steak.
-Tu n’as pas répondu à mes questions je te signale !
-Oh, je suis chez moi aussi ici, je peux bien passer quand bon me semble non ? Quant à la raison de ma présence, disons que j’avais des choses à faire ici, je vais rester une bonne semaine, voire deux si je me plais bien. Et oui, ta fille est rentrée à l’instant.
-Deux…Deux semaines ? Tu n’as donc rien de mieux à faire ? S’exclama mon père qui visiblement ne voulait pas que quelqu’un vienne déranger sa tranquillité.
-Pas vraiment, je suis en vacances et Satoshi est allé voir sa sœur, donc je suis libre pour la semaine !
Mon père soupira et vint s’asseoir à son tour, visiblement résigné et je fis de même. Pour la première fois depuis quatre ans, nous étions plus que deux à table et mon père parla d’autre chose que de la pluie et du beau temps avec ma tante et moi. J’avais vraiment l’impression de revoir le père que j’avais toujours connu lorsqu’il était aux côtés de ma tante. Tous les deux se chamaillaient autant que ma mère et lui sans pour autant être vraiment sérieux dans leurs disputes.
Une fois le diner terminé, je sortis de table plus tard que je ne l’avais prévu mais j’étais heureuse. Plus les jours avançaient, plus les blessures du cœur de mon père semblaient se panser. Lentement mais sûrement, la cicatrice laissée par la mort de ma mère se refermait.
Plus tard dans la nuit, alors que je séchais totalement sur un exercice de maths, je ressortis l’étrange carte de Shadow. En avais-je vraiment besoin ? Mon père guérissait de lui-même, je n’avais plus aucune raison de chercher à faire la même chose que cette Laura.
Cependant, je rangeai la carte dans un de mes tiroirs dans le doute. Je n’étais pas encore totalement convaincue de ce que j’avançais, même si je le souhaitais du plus profond de mon cœur.
Je m’endormis finalement vers minuit sans avoir terminé tous mes devoirs, mais ils étaient moins importants que mon père, donc cela ne me dérangeait pas d’avoir passé du temps avec ma tante et mon père si cela l’aidait.
La semaine passa tranquillement. Avec l’aide de Tante Marie à la maison, je pouvais prendre un peu de temps pour moi-même. Je n’avais plus besoin de resserrer mon emploi du temps pour m’occuper de mon père, je n’avais pas non plus besoin d’être tout le temps présente à la maison et j’en profitai donc pour rendre visite à Nagisa, trainer dans la salle de club ou tout simplement flâner en ville après les cours, même s’il faisait vraiment froid dehors…
Puis, un jour, alors que je relisais le journal de Laura comme j’avais pris l’habitude de le faire pour me détendre après les cours, un élément me frappa plus qu’à l’ordinaire. Plusieurs fois était mentionnée une falaise très importante à ses yeux. Comme il n’y en avait qu’une en ville, je devinais facilement qu’il s’agissait de la même falaise que je voyais depuis la plage.
N’ayant pas grand-chose d’autre à faire grâce à Marie, je décidai d’aller jeter un œil. Je passai souvent devant, je la voyais, mais je ne m’y étais jamais rendue.
Je marchai dix minutes avant d’arriver à un petit sentier non goudronné que j’empruntai. Sous mes pas, j’entendais le bruit des branches se briser et le craquement des feuilles mortes, comme si peu de monde passait par ici.
Après avoir grimpé sur quinze bons mètres, j’émergeai finalement des broussailles sur une large pierre nue et ce que je vis me laissa bouche bée.
Devant moi – ou plutôt sous mes pieds – la mer rougeoyante au soleil couchant s’étendait à perte de vue. L’astre du jour semblait plonger directement dans la vaste étendue d’eau, comme avalé par cette dernière. Au loin sur ma gauche, je discernai la plage et le quartier dans lequel vivait Nagisa. D’ici, il ressemblait à une ville miniature dans un musée.
Je fermai les yeux, éblouie par tant ce spectacle mais étrangement, je n’entendis pas ce vrombissement perpétuel de la ville. Non, les seuls bruits parvenant à mes oreilles étaient le sifflement du vent et le fracas des vagues en contrebas contre la falaise.
J’inspirai un grand coup et je sentis cette odeur caractéristique de la mer, odeur mêlant sel, algue et poisson, et elle était forte, bien plus que sur la plage.
Je comprenais maintenant pourquoi Laura et mon père aimaient tant cet endroit. Il était comme irréel, hors du temps, presque féérique. En me tenant debout sur cette falaise, j’avais l’impression d’être dans un autre monde, loin des tumultes du monde réel, seule et apaisée.
Je trouvai d’ailleurs cela étrange que personne ne se soit emparé de cet endroit pour le tourisme et qu’aussi peu de monde connaisse l’existence même de ce lieu, alors qu’il était visible à des kilomètres à la ronde.
Après être restée cinq minutes debout et figée, je décidai de rentrer, non pas à cause de l’heure, mais à cause du froid mordant. J’aimais certes le paysage et les odeurs, mais j’appréciais moins la froideur du vent.
Une fois de plus, tante Marie nous avait préparé un bon repas et nous passâmes une autre soirée agréable en sa compagnie. Cependant, un appel soudain me ramena à la réalité.
-Zut, je crois que je vais devoir écouter mes vacances, Satoshi vient d’appeler et ça râle bien au boulot ; pesta ma tante, visiblement très mécontente. J’avais prévu de rester encore une semaine, mais je vais devoir partir dans deux jours. Je passe encore la journée de demain avec vous, et ensuite, retour au travail…Franchement, ils ont intérêt à doubler ma paie et que ça soit vraiment important…
Une expression que je ne saurais décrire passa sur le visage de mon père lorsqu’elle dit cela, entre de la tristesse, de la fatigue et…de la détresse ?
Mon père ne voulait pas que sa sœur s’en aille, et moi non plus d’ailleurs. Grace à elle, j’avais enfin l’impression de retrouver une vie stable…Mais je n’avais pas le choix, je savais que ces jours ne dureraient pas éternellement, mais j’espérais que mon père ait suffisamment récupéré pour se passer d’elle…Je me trompai à en juger par son expression.
Il se leva de table et retourna dans sa chambre pour ne plus en sortir de la soirée, visiblement abattu par cette nouvelle soudaine. Ma tante semblait également très embêtée mais ne pouvait certainement rien faire cette fois-ci.
Le lendemain soir, alors que ma tante Marie faisait ses valises, je ressortis la carte magnétique de Shadow. Finalement, j’allais en avoir besoin. Puisque ma tante et moi étions impuissantes à le guérir, mon dernier espoir était cette Laura, donc de voir Shadow une nouvelle fois. Mais je ne pouvais pas m’absenter tous les week-ends non plus et laisser mon père seul, cela aggraverait certainement plus son état qu’autre chose…
J’avais besoin d’air pour m’éclaircir les idées. Je sortis en ville et machinalement, je me dirigeai vers la falaise. Je sentais que si je voulais des réponses, je ne pourrais les trouver que là-bas, là où mon père et Laura s’étaient rencontrés plus de trente ans auparavant.
Au sommet du rocher surplombant la mer, le vent soufflait plus fort qu’en journée et me glaçait les os. Je ne voyais rien excepté la nuit et les étoiles se reflétant dans l’eau noire de la mer calme. Mais tout cela m’importait peu, j’avais simplement besoin de calme et de faire le tri dans ma tête.
Malheureusement, je ne réussis pas à me concentrer. J’essayai constamment de m’imaginer comment mon père et Laura s’étaient connus sur cette falaise, ce qu’ils faisaient, pourquoi ils s’entendaient si bien, ce que Laura aurait fait à ma place, si bien que je me contentai d’observer le ciel étoilé.
-La falaise, que de souvenirs ; dit une voix dans mon dos.
Je sursautai et je me retournai avant de constater qu’il ne s’agissait que de Marie.
-Je n’imaginais pas que toi aussi tu aimais cet endroit pour réfléchir Iori. Ça doit être de famille ; continua-t-elle en venant s’asseoir à côté de moi, laissant pendre ses jambes au-dessus du vide et se mettant également à contempler les étoiles.
-Est-ce que tu penses qu’elle est là-haut ? Qu’elle nous observe et veille sur nous comme elle l’a toujours fait ?
-Elle ? Tu parles de ma mère ?
-Oh non, elle, je sais pertinemment qu’elle le fait, elle me l’a promis. Non, je parle de Laura. C’est à elle que tu pensais également, n’est-ce pas ?
J’écarquillai les yeux mais ma tante se contenta de rire légèrement devant ma réaction.
-Ne me demande pas comment je le sais, ça serait trop compliqué à expliquer.
Marie soupira et baissa le regard vers la mer d’encre en dessous de nous.
-Nous nous étions pourtant mis d’accord pour te cacher son existence, mais c’était inutile apparemment.
-Nous ? Tu veux dire que c’était intentionnel ?
-Oui, avec ta mère, Nagisa, Alan, Miyako, Angela et Drago, nous nous étions promis de repartir à zéro après la mort de Laura. Non pas pour oublier, mais parce que c’est ce qu’elle désirait. Si nous nous étions morfondus comme ton père l’a fait, alors sa mort aurait vraiment été vaine.
-Je ne comprends pas, pourquoi vaine ?
-Ce que Laura souhait, c’était certes un monde en paix, mais avant tout un monde dans lequel nous serions heureux, même si cela devait passer par sa mort. Mais ne crois pas que nous l’avons oubliée, loin de là. C’est justement parce que nous avons tourné la page qu’elle continue à vivre parmi nous. Tant que nous serons heureux, son dernier vœu vivra à travers nous tous.
-Mais, et moi dans ce cas ? Pourquoi ne pas m’avoir parlé de son existence ?
-A quoi cela t’aurait-il servi ? Savoir que la meilleure amie de ton père est morte ne t’aurait certainement apporté que de la tristesse, ce dont tu n’avais pas besoin. Même si, je pense que nous avons fait une erreur à présent, une telle vérité ne peut pas rester enfouie éternellement. Plus le temps passait et plus cette information devenait dangereuse pour toi qui grandissait tranquillement, sans les soucis et les tracas de la vie…
Etrangement, je comprenais ma tante. J’avais beau ne pas aimer avoir été dupée, mais son raisonnement me paraissait logique. Si ma mère n’était pas morte, jamais je ne me serais intéressée à cette Laura. Elle n’aurait été pour moi qu’une amie de mon père et j’aurais simplement accepté le fait de sa mort sans chercher à savoir pourquoi.
-Mais, maintenant que je connais son existence, tu ne vas pas m’en dire plus sur elle pour autant, je me trompe ?
-Même si je le voulais, je ne pourrais pas. Il n’y a que ton père qui fût assez proche d’elle pour te dire qui elle était réellement ; me répondit ma tante avec un léger sourire.
Un court silence suivit sa déclaration. Je ne trouvais rien à répondre à cela et elle n’avait visiblement rien de plus à ajouter si bien que je me remis à contempler la mer.
-En attendant, je vais rentrer, une longue journée m’attend demain, évite de trainer trop toi aussi ; déclara-t-elle soudainement.
Ma tante se leva mais je ne bougeai pas de ma place et je continuai à fixer la vaste étendue d’eau, perdue dans mes pensées. Mais alors que je pensais que Marie était partie, j’entendis sa voix dans mon dos.
-Au fait Iori, même si un jour, l’ombre plane au-dessus de ta tête, n’écoute que ce que ton cœur te dit, seul lui connait la vérité. Si tu dois agir et que tu penses qu’il le faut, alors n’hésite pas et fonce.
Je me retournai immédiatement mais ma tante avait déjà disparu dans les ténèbres de la nuit. Cependant, ces quelques mots avaient suffi à faire battre mon cœur à tout rompre. Pour une raison que j’ignorais, Marie connaissait mes plans et il s’agissait clairement d’une mise en garde…mais contre quoi ? Je n’avais à ce moment-là aucune réponse…
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